Théâtre - Vivre !, l’héritage familial au scalpel

Crédit photos : Géraldine Aresteanu

 

Trois femmes, trois époques - les années 70, 1990, 2010 - et un même chaos transmis d’une génération à l’autre. Avec Anatomie d’un suicide, un texte polyphonique d’Alice Birch, Christophe Rauck explore des failles de l’amour filial dans une mise en scène très cinématographique.

« Je suis désolée, je suis désolée ». Sur le plateau, trois scènes se jouent simultanément : Carol sort de l’hôpital, les poignées bandés, et retrouve son mari anéanti. Anna, toxicomane en sale état, demande à son ami s’il est en colère après ce qu’elle a fait. Bonnie, médecin mutique, rembarre froidement le fils d’une vieille dame hospitalisée. Elles ont le même âge, la trentaine, mais sont mères et filles. Trois scènes, trois époques, trois rectangles où jouent – se rejouent – comme une bombe à déflagrations successives l’histoire de Carol (magnifique Audrey Bonnet), belle femme adulée et distante, qui souffre de dépression mélancolique. Entre tentative de suicide, hospitalisations et électrochocs, son mari pense qu’un enfant pourrait la tirer du côté de la vie. Quand Anna naît, Carol lui fait cette promesse d’être là « aussi longtemps qu’elle le pourra ». Elle aime profondément sa fille, admire sa vitalité et sa joie et « tient » jusqu’à son adolescence. Son suicide est une déflagration pour la jeune Anna (magistrale Noémie Gantier) qui tombe dans l’héroïne, survit, puis remonte à la surface après quelques cures de désintoxication. Elle tombe amoureuse d’un réalisateur et, dans la maison de sa mère, elle donne naissance à Bonnie. Cette maternité la noie, elle met fin à ses jours. Le cœur fermé à double tour, Bonnie, adulte (Servane Ducorps, tout en sensibilité), se demande comment survivre à ce legs où l’amour et la mort se mêlent de trop près, comment briser ce cycle et vivre.

Trame intime

Au départ, le télescopage des scènes jouées simultanément est perturbante, on a du mal à suivre, on voudrait ne pas perdre une miette des drames qui se jouent – se répètent - sur le même lit d’hôpital ou le même canapé à trente ans d’écart. Les dialogues sont âpres, durs, frappent juste. Partout la souffrance affleure, l’abandon, l’enfermement psychique. Puis on s’habitue à cette concomitance des scènes et des âges, à cette conjugaison singulière du temps et de l’espace où les personnages en fait se répondent. La mise en scène dérobe les barrières d’âge ou d’époque. On se laisse happer par l’image, le rythme, l’éclairage, les effets stroboscopiques, la fumée des (nombreuses) cigarettes qui se consument. On ne se pose plus de questions, on entre dans la trame intime du drame. Avec quelques repères visuels - les jupe à rayures marron de Carol, les vestes à épaulettes vert criard d’Anna, ou la blouse blanche de Bonnie -, le « film » nous emporte.  À la fois poétique et précise comme un scalpel, l’écriture d’Alice Birch, autrice britannique et scénariste reconnue de séries - lauréate 2018 du Prix Susan Smith Blackburn -, nous transporte. Le fil de l’invisible devient visible, l’indicible finit par être dit, le trauma se délite. Tragique, cette histoire nous percute et nous donne de l’espoir.

Laurence DE SCHUYTTER

♦ Anatomie d’un suicide 
Texte d’Alice Birch, mise en scène : Christophe Rauck. Scénographie : Alain Lagarde, lumières : Olivier Oudiou, costumes : Coralie Sanvoisin. Durée : 2 heures.
Jusqu’ au 19 avril 2025
Au Théâtre Nanterre-Amandiers
Tél. : 01 46 14 70 00
Réservation : nanterre-amandiers.com